À l’origine, il y a toujours un rêve. Dans cette exposition, le rêve est celui des migrants, qui veulent croire en une vie d’homme libre. Mais leur rêve, si beau au départ, s’effiloche comme leurs vêtements à mesure des kilomètres, comme fondent leurs économies, comme l’Aventure tourne si facilement au drame.
Claire Beilvert a suivi ces migrants africains du Niger à la Libye. Elle a photographié l’attente dans les ghettos, la toute-puissance des passeurs, le désert du Ténéré, les prisons libyennes, les échecs, les renoncements : « l’Aventure ».
L’exposition « les Aventuriers » nous fait partager tout ça. C’est un témoignage unique, dur, mais indispensable. Pour ce travail, elle a reçu la mention honorable de l’International Photo Award 2012 (Lucie Fondation) catégorie essai photo et documentaire.
Dans cet entretien avec TiragesPro, Claire Beilvert nous fait découvrir comment elle photographie les sentiments, la solidarité, le chagrin, la peur, la douleur, le courage, l’espoir, l’exil.
TiragesPro :L’exposition que vous présentez à Paris du 5 novembre au 20 décembre à la galerie l’Aiguillage, aux Frigos, Paris 13e, dans le cadre du mois off de la photo a pour titre « Les Aventuriers ». D’où vient ce titre ?
Claire Beilvert :
En Afrique, « les Aventuriers » sont les migrants qui cherchent à atteindre l’Europe. Lorsqu’ils choisissent la route terrestre, ils reprennent exactement le trajet que suivaient les caravanes d’esclaves. Ils se regroupent à Agadez, au Niger, où des passeurs les entassent dans des ghettos en attendant d’avoir un nombre suffisant de candidats au départ pour pouvoir remplir les camions d’un convoi.
Ces camions sont chargés méthodiquement, bien au-delà de la surcharge. En commençant par les bidons : 35 litres d’eau par personne. La traversée du Ténéré est une épreuve redoutable, par des températures difficilement supportables même par des gens habitués à la chaleur. Les êtres humains, entassés eux-mêmes au sommet du chargement n’arrivent pas tous de l’autre côté. En cas de panne, c’est la soif, la mort. Les conditions sont terribles.
À Dirkou, deuxième étape, d’autres ghettos, l’attente, pour ceux qui ont encore assez d’argent pour payer passeurs et passe-droits… Sinon, l’aventure s’arrête pour se transformer en une vie d’esclave en pleine fournaise. La traversée suivante est celle de la frontière libyenne, avec de l’autre côté les prisons secrètes de Khadafi, la détention et la torture. Pour les très rares qui parviennent à continuer « l’Aventure », il faut réussir à monter dans un ferry pour l’Italie. Et enfin, chez nous, vivre la vie de « clandestin », de « sans-papiers ».
Quand la guerre a éclaté en Libye, je suis allée à Benghazi. Khadafi était aux portes de la ville qui venait d’être libérée. Tout était dans une grande confusion, j’ai été la seule à pouvoir photographier la prison de Ganfouta, vidée de ses prisonniers, avec pour témoignage de leur calvaire, les affaires abandonnées dans la hâte de leur fuite, les dessins, les poèmes sur les mûrs. Les migrants ont profité des combats pour s’échapper. Mais l’euphorie n’a pas duré, aujourd’hui, les prisons sont à nouveau pleines.
TiragesPro :
Votre travail est axé sur l’aspect humain de l’exil. Dans votre exposition il y a beaucoup d’images de migrants, comment procédez-vous pour photographier les gens ?
Claire Beilvert :
Sauf rares exceptions, je commence par parler avec les gens avant de les photographier.
Au Niger par exemple, je suis restée une bonne semaine dans le ghetto. Au début, les deux premiers jours, j’avais toujours mon appareil prêt, bien en vue, pour être identifiée comme photographe, mais je n’ai pris aucune photo. J’ai attendu que les gens redeviennent naturels, qu’ils m’oublient, que je fasse partie du paysage pour qu’ils reprennent une attitude naturelle. Pour moi c’est très important de parler avec les gens, de connaître leur nom, leur histoire, de savoir de quel pays ils viennent. Ça peut même influencer ma façon de les photographier.
Question matériel, j’ai deux boitiers numériques, un Nikon D700 et un Canon 5D. Je travaille aussi en argentique, mais pas pour ce reportage-là. Pour les objectifs, j’utilise surtout le 24-70 et deux focales fixes, 200 et 80 sur le 5D. Je n’aime pas beaucoup les gros zooms car c’est lourd et encombrant. De toutes façons, je m’approche de mes sujets. J’ai besoin d’être au contact, dans la scène, au milieu des gens pour bien sentir les choses, capter les ambiances. La technologie en elle-même ne m’intéresse pas beaucoup, c’est juste un moyen de fixer les images. Pour moi, l’idéal serait de pouvoir photographier sans appareil, juste avec les yeux.
TiragesPro :
Et une fois les images dans la boîte ou plutôt les fichiers sur la carte, passez-vous beaucoup de temps devant l’ordinateur pour la post-production ?
Claire Beilvert :
L’ordinateur est une étape obligée avec le numérique. J’ai dû me mettre à Photoshop comme tout le monde. Il n’y a plus, comme en argentique, la possibilité de choisir telle ou telle pellicule pour son rendu particulier, la retouche est obligatoire pour donner du relief à une photo, pour éviter que le résultat ne soit plat. Mais ça ne peut servir qu’à mettre en valeur, la photo est faite quand on appuie sur le déclencheur : le choix du sujet, le cadrage, c’est ça l’essentiel.
Mes habitudes n’ont pas changé avec le numérique, je shoote très peu, j’essaie de saisir un instant. Surtout en reportage, chaque photo est un moment particulier, il faut être économe, savoir faire les bons choix et saisir une scène.
Ensuite, pour cette exposition à Paris, j’ai travaillé avec TiragesPro pour les retouches finales. C’est un vrai travail d’équipe, au service des images et des histoires qu’elles racontent.
TiragesPro :
Vous travaillez souvent dans des conditions très difficiles. Ce travail de post-production, vous ne le faites pas sur place, lors des reportages ?
Claire Beilvert :
Sur place, je n’ai pas beaucoup de temps, pas toujours la possibilité de prendre du recul. Je photographie plus par instinct, en gardant toujours en tête l’histoire que je vais raconter. En Birmanie pour mon travail sur les Karens, on marchait toute la journée dans la jungle, avec des situations dramatiques, des familles entières qui se déplaçaient, les mines. Au Niger, dans le désert du Ténéré, le problème c’était la chaleur vraiment écrasante. On vivait comme les migrants, avec eux, on dormait peu, par terre. À cette saison il fallait faire attention aux scorpions. Mais pour raconter une atmosphère, les sentiments, les sensations doivent se voir. Et devant les situations dramatiques que vivent les gens, on oublie ses petits problèmes, on prend sur soi.
TiragesPro :
J’imagine que pour ce genre de reportage, la préparation est primordiale ?
Claire Beilvert :
Bien sûr, on ne part pas sans avoir réfléchi, amassé de la documentation et mis en place une infrastructure minimum. Dans le désert on avait deux 4×4, des litres, des litres et des litres d’eau, des provisions, un cuisinier qui nous permettait d’être autonomes. Avant de partir on a bien sûr des contacts, des informations, une personne sur place à qui se référer. Mais les conditions ne sont jamais exactement celles qu’on avait prévues, il faut pouvoir s’adapter aux nouveaux paramètres. C’est pour ça qu’on essaie de rester longtemps sur place, pour pouvoir rencontrer les bonnes personnes.
Notre travail dépend énormément de gens qui vont parfois jusqu’à risquer leurs vies : les traducteurs, chauffeurs, fixeurs… Il y a aussi une question d’instinct, d’expérience. Il faut se faire confiance même si on ne se connait pas.
En Libye j’ai rencontré Rafa dans la rue, il était couvert de cicatrices car il avait participé à la libération de Benghazi et c’est lui qui a été notre chauffeur. En Corée du Nord, les gens qui nous ont aidés étaient déjà eux-mêmes engagés pour la cause des réfugiées, puisque là, ce sont les femmes qui tentent de passer la frontière avec la Chine pour pouvoir ensuite rejoindre la Corée du Sud, malgré tous les risques que ça comporte.
TiragesPro :
Et pour vous-même, le fait d’être une femme est-il plutôt un handicap ou un atout ?
Claire Beilvert :
Bien souvent le fait d’être une femme me sert. En tout cas, ce n’est pas une gêne. En général, l’équipe est plus prévenante avec moi surtout dans les situations difficiles.
Avec les migrants, ça m’a permis d’établir des relations, des liens privilégiés. En général il s’agissait d’hommes jeunes, entre 16 et 30 ans. Ils ne me considéraient pas exactement comme une maman, mais plutôt comme une grande sœur. J’ai souvent sorti la trousse de secours pour soigner des grosses égratignures faites au cours du voyage, ils venaient aussi me voir pour avoir du Doliprane… Une présence féminine, ça les rassurait, les calmait. Ils se confiaient peut-être plus facilement.
Du point de vue de la religion, je n’ai pas non plus eu de soucis au Niger, ni dans la majorité des pays d’Afrique. Bien sûr dans ma façon de m’habiller et de me comporter j’essaie d’être respectueuse : pas de mini-jupe, mais sans pour autant mettre de voile. Le seul endroit où être une femme m’a posé des problèmes, c’était en Égypte, sur la place Tahrir, juste après la chute de Moubarak. Pas avant bizarrement, mais après, les gens ont changé, l’ambiance a soudainement évolué. Certains ont eu des gestes franchement déplacés à mon égard, heureusement sans en arriver aux violences subies par certaines journalistes. Mais je suis rapidement partie de la place.
TiragesPro :
Votre formation vous a-t-elle préparée à vivre de telles situations ?
Claire Beilvert :
Pas du tout. J’ai fait des études de lettre à la Sorbonne, bien loin de la photo. Pas non plus d’appareil en mains depuis que je suis toute petite, je ne suis pas née dans une famille de photographes. La photo est venue petit à petit. Je ne voulais pas être prof, j’ai beaucoup voyagé, en prenant des photos. Au début, c’était juste pour garder des souvenirs. Puis je me suis rendue compte que parmi mes images, il y avait beaucoup de portraits, que je racontais des histoires. J’étais plus intéressée par les humains que par la nature. C’est comme ça que j’ai commencé.
Ensuite, pour perfectionner ma technique, je ne suis pas allée à l’école, mais plutôt sur le terrain. En travaillant avec des photographes professionnels comme assistante, en studio, dans la publicité. C’est un domaine très exigeant techniquement, j’ai beaucoup appris, j’avais besoin de maîtriser tous ces aspects techniques. Ensuite je me suis lancée.
TiragesPro :
« Première Nouvelle », la société de productions que vous avez créée avec Alexandre Dereims produit également des films documentaires. Quelles sont les relations entre films et photos ?
Claire Beilvert :
Nous avons créé cette société afin d’être propriétaires de nos images. Ensuite, les relations entre nos deux activités sont très simples : sur place, c’est « chacun pour soi », mais avec la même organisation : contacts, voitures, chauffeur, … ça nous permet de réduire les coûts.
En général, nous travaillons sur les mêmes projets, mais de façon indépendante. Nous racontons la même histoire de deux façons différentes. Ça se fait tout seul : pas de caméra sur mes photos, ni de photographe dans le champ de la camera. Par contre, le fait de travailler à deux sur le même projet nous permet d’échanger, de discuter, de mieux analyser les situations et de nous conseiller quand c’est nécessaire.
Ensuite, le temps du documentaire n’est pas le même que celui de la photo. Le film est un processus beaucoup plus long et beaucoup plus lourd question matériel, mise en place, main d’œuvre. Ensuite, une fois de retour, il y a le montage sur lequel j’interviens parfois puisque nous avons vécu les mêmes situations.
En fait, nous sommes complémentaires, entre photo et films ça reste la même démarche, le besoin de raconter des histoires, mais avec deux regards, deux supports et deux méthodes très différentes.
TiragesPro :
Le fait de travailler à deux vous aide peut-être aussi à mieux supporter le contrecoup du travail sur des sujets durs humainement ? Comment se passe le retour à la vie « normale » après de tels sujets ?
Claire Beilvert :
En effet, ça aide de pouvoir échanger sur les situations difficiles qu’on a vécues.
Après, on ne peut pas sortir si facilement d’une histoire qui contient tant de souffrance. D’autant plus que les guerres, par exemple, ont une fin, on peut ensuite reconstruire, mais l’exil n’a pas de fin, on reste un exilé toute sa vie.
Après le travail de photo, le travail humain continue. Je reste en contact avec les personnes présentées dans le sujet, je les suis. Par exemple, je sais qu’Oumarou est en Italie, Bahir en Allemagne, Emmanuel est rentré dans son pays. On reste en contact. Ce n’est pas possible de passer si vite à autre chose.
Bien sur, la routine de la vie quotidienne revient vite et je suis contente de préparer à nouveau mon café le matin, tout simplement. J’ai aussi besoin de calme. Si vraiment il me faut de l’action, je peux toujours repartir !
Mais dans la vie quotidienne, parisienne, on reste en décalage. L’indifférence vis à vis les autres, le manque de solidarité choque. Car ce qui ressort après de telles expériences, c’est la solidarité dont peuvent faire preuve les humains dans des cas extrêmes de douleur, de danger, de chagrin. Il y a aussi des situations dures en France, mais ce qui me choque le plus ici, c’est l’indifférence au malheur des autres.
TiragesPro :
Comment choisissez-vous les sujets que vous voulez traiter ?
Claire Beilvert :
Le choix de sujets n’est pas réfléchi, je ne me dis pas, « il me faut un sujet dur ». Mais il est aussi vrai que les sujets faciles ont déjà été traités, souvent de nombreuses fois…
Rien dans mon histoire personnelle ni dans celle de ma famille ne me pousse a priori vers ce type de sujets. C’est plutôt la curiosité, le besoin de savoir, de comprendre. Surtout lorsque les autorités essaient de cacher des choses, posent des interdits, définissent des « zones interdites ». Ces histoires-là, il est primordial de les raconter et ainsi de témoigner.
Bien sur, avec le temps, on perd un peu de ses illusions. Lorsque je suis revenue de Birmanie et que mon reportage sur les Karens est sorti dans Paris-Match, j’étais sure que les autorités internationales allaient faire quelque chose, puisqu’elles savaient, et qu’elles savaient qu’on savait. Mais finalement, ça n’a rien changé. J’en étais restée au temps d’Albert Londres. Désormais, je suis moins naïve. Mais je continue à vouloir témoigner et à essayer de montrer ce qu’on veut cacher.
Pour l’exil, en particulier, j’essaie de comprendre ce qui mène les gens à partir, ce qui les motive. Et pourquoi quelqu’un part, alors que tous les autres restent, quel est le processus qui mène à ça. En Birmanie, par exemple, ce sont des familles entières qui sont poussées par les autorités à s’exiler dans leur propre pays.
Je les admire, ils m’impressionnent par leur courage.
Ensuite, pour le choix des sujets, quand on est engagé dans cette voie-là, on a envie et besoin de continuer ce qui est déjà commencé.
TiragesPro :
Vous parlez de continuer, avez-vous déjà de nouveaux projets en tête ?
Claire Beilvert :
Les idées, ce n’est pas ce qui manque ! Mais pour l’instant je me concentre sur « les Aventuriers », mon exposition sur les migrants au Niger et en Libye.
Ensuite, c’est dur de couper après une histoire comme ça. J’aimerai les suivre, voir ce qu’ils sont devenus.
La Birmanie par exemple est en train de changer, de s’ouvrir. J’aimerai y retourner.
Quel que soit le sujet, ce n’est jamais fini, la vie continue. Les histoires restent en moi, ça a des bons et des mauvais côtés. C’est fatiguant, mais c’est aussi un choix, de ne pas fermer une histoire : je veux toujours savoir la suite ! J’ai commencé la photo pour garder des souvenirs, mais le passé, ça ne me suffit pas.
TiragesPro :
Merci à vous. Les lecteurs de passage à Paris pourront admirer vos photos du 5 novembre au 20 décembre 2012 à la galerie l’Aiguillage, située aux Frigos, entre la Bibliothèque Nationale de France et les Grands Moulins de Paris. Métro Bibliothèque François Mitterrand, ligne 14. Bus 62 et 89.
Ceux qui n’auront pas la chance de voir cette exposition peuvent visiter votre site clairebeilvert.photoshelter.com.
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